L’utilisation du mot
« bitch » : harcèlement ou discrimination?
Auteure

Me Cristina Mageau
Médiatrice et enquêtrice accréditée
Fondatrice
Avec la collaboration de Me Julie Cyr, médiatrice et enquêtrice accréditée, de Me Eirini Michali, enquêtrice accréditée, et de Mme Mélanie Lévesque, LL.B., technicienne juridique
Publié le 29 octobre 2024

Au mois d’août dernier, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (ci-après le « Tribunal ») a été saisi d’une plainte de discrimination basée sur le sexe, de harcèlement sexuel et de représailles, le tout en contravention au Code des droits de la personne de l’Ontario (ci-après le « Code »). Le Tribunal devait notamment déterminer si le mot « bitch » utilisé par un collègue pour désigner une collègue de sexe féminin constituait de la discrimination et/ou du harcèlement sexuel.
Les faits
La Plaignante débute son emploi chez Kuehne + Nagel inc. le 11 novembre 2019 dans un poste de personnel d’entrepôt. Son emploi prend fin huit jours plus tard, soit le 19 novembre 2019. Cette fin d’emploi est contestée par la Plaignante qui estime avoir fait l’objet de représailles de la part de l’employeur en raison du fait qu’elle aurait dénoncé une situation de harcèlement sexuel et de discrimination à son égard.
La Plaignante se plaint essentiellement de deux situations s’étant produites sur les lieux du travail. La première des deux situations a été dénoncée à l’employeur de façon contemporaine à sa survenance alors que le second incident n’a pas été dénoncé par la Plaignante alors qu’elle était encore à l’emploi de l’employeur. Les deux événements se résument comme suit :
(1) Le 17 novembre 2019, la Plaignante conduisait un chariot élévateur dans l’entrepôt de l’employeur. Un collègue opérant également un chariot élévateur se serait approché du sien et aurait commencé à lui faire la conversation. Puisqu’elle transportait une charge importante, elle lui aurait demandé de cesser de lui parler. Son collègue l’aurait alors questionnée à savoir si elle le dénoncerait dans l’éventualité où il n’utilisait pas ses klaxons, ce à quoi elle lui aurait répondu affirmativement. Son collègue aurait donc quitté à bord de son chariot élévateur en la traitant de « bitch ».
(2) Le 19 novembre 2019, le même collègue, alors qu’il opérait un chariot élévateur, aurait regardé la Plaignante en chantant « she’s so dangerous » et lui aurait attribué le sobriquet « hot mama ».
La décision du Tribunal des droits de la personne de l'Ontario
Le Tribunal, après avoir soupesé la preuve, conclut que seul le premier événement, soit l’emploi du mot « bitch » pour désigner la Plaignante, est prouvé selon la prépondérance des probabilités. De plus, le Tribunal conclut que l’utilisation du mot « bitch » est un terme dérogatoire qui est utilisé pour diminuer et dénigrer les femmes . Par conséquent, son utilisation constitue de la discrimination basée sur le sexe, laquelle est contraire au Code. Le Tribunal rappelle qu’en vertu du Code, l’employeur a l’obligation d’assurer un milieu exempt de discrimination à ses employés et que cette obligation emporte celle d’enquêter lorsqu’une plainte de discrimination est déposée .
Ensuite, le Tribunal conclut que la Plaignante n’a pas démontré qu’elle avait fait l’objet de harcèlement sexuel . En effet, un seul commentaire discriminatoire a été prouvé, lequel n’était pas suffisamment grave pour constituer du harcèlement sexuel en vertu du Code.
Quant à la plainte de représailles, celle-ci a été rejetée puisque le Tribunal a retenu le témoignage de l’employeur lequel établissait qu’il n’y avait aucun lien entre la plainte de la Plaignante quant à l’utilisation du mot « bitch » par son collègue et sa fin d’emploi . La décision est par ailleurs muette quant au motif qui était invoqué par l’employeur pour mettre fin à l’emploi de la Plaignante.
Ultimement, le Tribunal a octroyé un montant de 300$ à la Plaignante compte tenu du fait qu’elle avait fait la démonstration que l’emploi du mot « bitch » par son collègue l’avait blessée et que l’employeur avait failli à son obligation d’enquêter l’incident afin d’assurer un milieu de travail exempt de discrimination, conformément aux obligations prévues au Code .
Qu’en est-il au Québec?
La discrimination
Il est raisonnable de se demander si les tribunaux québécois arriveraient à la conclusion que l’emploi du mot « bitch » dans le contexte ci-haut décrit constitue de la discrimination au sens de la Charte des droits et libertés de la personne , compte tenu des enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ward .
En effet, la Cour suprême du Canada a fourni le cadre juridique bien précis pour l’analyse d’un recours en discrimination intenté en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, laquelle est applicable au Québec :
Lorsque la conduite en question met en conflit le droit à la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de la dignité, il n’est pas suffisant pour la personne plaignante de démontrer la présence de propos blessants liés à un motif énuméré ainsi qu’un préjudice subi .
Il faut plutôt se demander, dans un premier temps, si une personne raisonnable, informée des circonstances et du contexte pertinents, considérerait que les propos tenus à l’égard d’un individu incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite. La notion d’humanité est au cœur de ce premier volet. Dans un deuxième temps, il doit être démontré qu’une personne raisonnable considèrerait que, situés dans leur contexte, les propos tenus peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de la personne visée, c’est‑à‑dire de mettre en péril son acceptation sociale. Ce second volet de l’analyse est centré sur les effets probables des propos à l’égard des tiers, c’est‑à‑dire sur les traitements discriminatoires susceptibles d’en résulter .
Le contexte dans lequel le propos « bitch » a été prononcé serait donc nécessairement pris en considération par un tribunal québécois afin d’analyser son caractère discriminatoire. Notamment, il serait tenu compte de l’ensemble des propos échangés dans la conversation pour déterminer si de tels propos incitent à mépriser l’humanité de la personne plaignante et du fait que cette conversation se soit déroulée hors la présence de témoins afin d’en mesurer les effets probables à l’égard de tiers.
À titre illustratif, en appliquant le test à deux (2) volets de l’arrêt Ward de la Cour suprême du Canada rendu en 2021, le Tribunal des droits de la personne du Québec a considéré que :
(1) l’utilisation par l’employé d’un magasin d’alimentation des termes « toi pas comme les Canadiens, comme les animals (sic) » et « toi parler comme un animal » pour désigner un client d’origine algérienne n’était pas discriminatoire .
(2) des propos échangés dans le cadre d’un échange privé sur la plateforme Airbnb entre un Canadien originaire d’Amérique latine et le locateur du logement au cours duquel le demandeur s’était fait menacer d’être dénoncé aux services d’immigration et d’être expulsé du Canada n’étaient pas discriminatoires .
(3)l’utilisation des expressions « N****, torche-toi donc avec du papier journal » et « [je] ne travaille pas pour les ordures noires » par un agent correctionnel pour humilier un détenu sous son autorité était discriminatoire .
Il est important de noter que la nature discriminatoire des propos est tributaire du contexte et des faits propres à chaque situation. Ainsi, des propos tels que ceux rapportés ci-dessus pourraient être jugés discriminatoires en fonction des circonstances rapportées.
Le harcèlement sexuel
En ce qui a trait à la conclusion du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario quant à l’absence de harcèlement sexuel dans les circonstances de la décision sous étude, on peut présumer qu’une telle conclusion s’appliquerait mutatis mutandis au Québec.
En effet, le cadre juridique en matière de harcèlement sexuel a été établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Janzen. La Cour suprême a jugé que « le harcèlement sexuel en milieu de travail peut se définir de façon générale comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d'emploi pour les victimes de harcèlement. C'est un abus de pouvoir. » Ce cadre juridique a d’ailleurs été appliqué dans la décision précitée du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario. Notons aussi que la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Habachi a établi qu’on ne peut « qualifier de harcèlement une simple blague, un simple geste, une simple parole, une simple tentative de flirt ou une simple insinuation à connotation sexuelle, à moins évidemment, hypothèse toujours possible, que ceux-ci soient d'une exceptionnelle gravité. »
Par ailleurs, il sera intéressant de suivre l’évolution de la notion de « harcèlement sexuel » depuis l’introduction du concept de « violence à caractère sexuel » désormais inclus dans certaines lois, notamment dans la Loi visant à prévenir et à combattre les violences à caractère sexuel dans les établissements d'enseignement supérieur entrée en vigueur en 2017, mais aussi dans la Loi sur la santé et la sécurité du travail , dans la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et dans la Loi sur les normes du travail depuis le 27 mars dernier.
Nos conseils
Bien que toutes les remarques à connotation sexuelle ne constituent pas nécessairement du harcèlement, toute organisation a intérêt à sensibiliser ses membres et à les mettre en garde d’utiliser de tels termes blessants qui contribuent à créer un climat de travail malsain. De plus, ce type de remarque peut somme toute constituer des manquements à l’obligation de civilité en milieu de travail. Former les employés, faire enquête en cas de plainte et mettre en place des politiques visant à prévenir de telles situations sont des actions efficaces.
Toute organisation saisie d’une plainte devrait d’abord procéder à une analyse de recevabilité de celle-ci afin de cerner le cadre juridique applicable et l’utilité de procéder à une enquête. En effet, sachant que les enquêtes entraînent des perturbations significatives dans le milieu de travail ou d’études où elles sont entreprises, il importe de bien identifier en amont les plaintes et signalements qui pourraient effectivement contrevenir aux politiques et lois applicables en l’espèce.
Dans le cadre d’une plainte pour harcèlement psychologique ou de discrimination en milieu de travail, l’objectif principal de l’analyse de recevabilité est de déterminer si la plainte est recevable. Cependant, l’analyse de recevabilité sert également à éviter de déclencher un processus d’enquête pour une plainte qui est frivole, abusive ou dénuée de toute chance d’être accueillie .
Le rôle de la personne chargée d’effectuer l’analyse de recevabilité est de vérifier si les faits allégués, s’ils étaient prouvés par une preuve prépondérante, pourraient raisonnablement constituer du harcèlement psychologique ou de la discrimination. L’objectif de l’analyse de recevabilité est de déterminer si les allégations présentent, à première vue, une apparence suffisante de harcèlement psychologique ou de discrimination pour qu’il soit justifié de continuer de traiter la plainte . L’analyse de recevabilité portera autant sur le respect des conditions techniques requises dans la politique de l’employeur que sur les conditions de fond prescrites par la loi et la politique .
Notre offre de services
Notre équipe d’avocates-enquêtrices est disponible pour vous accompagner et vous offrir les services suivants :
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Analyses de recevabilité;
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Enquêtes en milieu de travail et d’études;
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Médiations;
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Analyses de climat organisationnel;
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Formations ponctuelles (re : conduite d’analyses de recevabilité, conduite d’enquêtes administratives, rédaction de rapports d’analyse de recevabilité ou d’enquête).
N’hésitez pas à nous contacter pour toutes questions relatives à ces sujets ou pour obtenir davantage d’informations sur nos services.
[1] Geddes v. Kuehne + Nagel Inc., 2024 HRTO 1127 (CanLII).
[2] LRO 1990, c. H.19.
[3] Geddes v. Kuehne + Nagel Inc., précité, note 1, par. 22.
[4] Geddes v. Kuehne + Nagel Inc., précité, note 1, par. 24.
[5] Geddes v. Kuehne + Nagel Inc., précité, note 1, par. 33 et 34.
[6] Geddes v. Kuehne + Nagel Inc., précité, note 1, par. 36 à 39.
[7] Code des droits de la personne, LRO 1990, c H.19, art. 5; Geddes v. Kuehne + Nagel Inc., précité, note 1, par. 24.
[8] RLRQ c. C-12.
[9] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43 [Ward].
[10] Ward, précité, note 9.
[11] Ward, précité, note 9, par. 28 à 30.
[12] Ward, précité, note 9, par. 82 à 85.
[13] Medrar c. Sami Fruits inc., 2023 QCTDP 7 (CanLII).
[14] Rojas c. Mongrain, 2021 QCTDP 45 (CanLII).
[15] Mboula Lebala c. Procureur général du Québec (Ministère de la Sécurité publique), 2022 QCTDP 11 (CanLII).
[16] Janzen c. Platy Enterprises Ltd, 1989 CanLII 97 (CSC), [1989]1 S.C.R. 1252, p. 1284.
[17] Habachi c. Québec (Commission des droits de la personne), 1999 CanLII 13338 (QC CA).
[18] RLRQ, c. P-22.1.
[19] RLRQ, c. S-2.1.
[20] RLRQ, c. A-3.001.
[21] RLRQ, c. N-1.1.
[22] Guide des meilleures pratiques à l’intention des avocats effectuant des enquêtes sur des plaintes de harcèlement psychologique en milieu de travail, Barreau du Québec, juillet 2017, p. 5 [Guide du Barreau]; Guide d’encadrement, Pratique professionnelle en matière d’enquête à la suite d’une plainte pour harcèlement au travail, OCRHA, janvier 2021, p. 6.
[23] Guide du Barreau, précité, note 22, p. 11.
[24] La plupart des politiques reprennent simplement les définitions de harcèlement psychologique et/ou de discrimination prévues par la loi.
Premièrement, [la personne plaignante] doit prouver qu’[elle] a fait l’objet d’une distinction, exclusion ou préférence, c’est‑à‑dire d’une décision, mesure ou conduite qui [la] touche d’une manière différente par rapport à d’autres personnes auxquelles elle peut s’appliquer. Deuxièmement, [elle] doit établir qu’une des caractéristiques expressément protégées à l’art. 10 a été un facteur dans la différence de traitement dont [elle] se plaint. Troisièmement, [elle] doit démontrer que cette différence de traitement compromet l’exercice ou la reconnaissance en pleine égalité d’une liberté ou d’un droit garanti par la Charte québécoise. C’est uniquement lorsque ces trois éléments sont établis que le fardeau de justifier la discrimination revient ensuite au défendeur .
(Notre emphase)